La pénurie de musiciens est terminée, mais pas la pénurie de connexions avec le public, bien au contraire. Répondre à cette pénurie est aussi un objectif à poursuivre. Mais sachons que si nous poursuivons cet objectif, les règles du jeu seront bien différentes.
Les musiciens d'orchestre
Ceux et celles qui me connaissent savent que j’ai souvent pris la parole en divers contextes pour argumenter que la plupart des programmes de formation supérieure en musique maintiennent toujours dans leurs objectifs celui de produire des musiciens d’orchestre alors que les possibilités d’obtenir un emploi à temps complet dans ce secteur d’activité sont de plus en plus rares.
En effet, si on examine les statistiques de diplomation des conservatoires et universités en Amérique du Nord d'une part, et celles du nombre de postes à temps plein disponibles dans les orchestres nord-américains d'autre part, un instrumentiste bien formé et prêt à intégrer ce milieu professionnel a environ 1% de probabilité de décrocher un emploi régulier.
Ce qui ne signifie pas que je sois opposé à ce type de carrière, loin de là. J’ai moi-même beaucoup apprécié jouer en orchestre durant ma carrière.
Mais avouons que ce taux de probabilité peut paraître décourageant pour des individus ayant passé des années à travailler leur instrument plusieurs heures par jour avec cet objectif professionnel en tête.
J’ajouterais aussi que la période de crise sanitaire que nous connaissons actuellement exacerbe cruellement cette situation.
L'analyse de Seth Godin
En février 2016, Seth Godin, un entrepreneur américain, auteur et conférencier à succès dans le monde du marketing, s’adressait à des étudiants avancés de la Juillard School of Music à New York. Godin proposait alors certaines pistes pour le développement de leur carrière, précisément en regard du contexte évoqué plus haut. J’aimerais attirer ici votre attention sur certains de ses propos et sa lecture intéressante de la situation des musiciens au XXIe siècle. On trouvera plus bas un enregistrement de sa conférence.
La redoutable et constante pénurie de musiciens hautement compétents est enfin terminée. Cela n’est pas bon pour vous (musiciens), mais il s’agit là d’un changement profond dans la façon dont le monde fonctionne. (…)
Nous nous retrouvons maintenant dans un monde où le nombre de personnes qui peuvent jouer de la musique de manière excellente approche infiniment plus ce que nous pourrions écouter dans une vie. Et le nombre d'endroits où on peut placer cette musique une fois qu’elle a été jouée et enregistrée approche de l'infini.
Voilà donc posée la prémisse des propos de Godin.
Aujourd’hui, avec l’effondrement de l’industrie du disque au profit du streaming et de l’hyper abondance de musique disponible, Godin évoque le fait que le milieu musical (ou l’industrie de la musique) est régi par de nouvelles règles, celles de la connexion entre un public et une proposition musicale originale à laquelle ce public peut adhérer ou envers laquelle il est prêt à s’engager.
Si nous avons éliminé la rareté comme valeur, où est l’élément accrocheur? Quel est le nouvel élément qui peut créer de la valeur?
Alors que nous avons éliminé la valeur de la rareté, nous sommes entourés par cette immense valeur qu’est devenue la connexion. Que vous faut-il pour que vous organisiez un concert pour lequel 3000 personnes seront prêtes à payer à la hauteur de ce que vaut un tel événement? Il vous faut 3000 personnes qui veulent entendre ce que vous avez à offrir, 3000 personnes qui ont confiance en vous. La confiance et l’attention. Si vous avez la confiance et l’attention, vous créez la valeur, parce que ce n’est plus la rareté qui crée la valeur.
Du strict point de vue du marketing, Godin ajoute une chose qui n’est probablement pas bonne à entendre pour un musicien: on ne gagne pas de connexions uniquement en étant vraiment bon à l’instrument, « tout d’abord parce que ceux et celles avec lesquels on aimerait se connecter ne le savent pas à l’avance. De plus, après vous avoir entendu jouer, la plupart des gens ne pourront faire la différence entre quelqu’un qui est prodigieusement et extraordinairement bon, et quelqu’un qui n’est que prodigieusement bon. »
Alors, si le public ne peut pas faire cette différence, pourquoi s’engagerait-il dans ce que vous avez à offrir?
Ces deux éléments, l’abondance d’excellents musiciens et l’importance d’établir des connexions avec le bon public constituent des défis qui, toujours selon Godin, ne trouvent pas nécessairement leur réponse en pratiquant plus et en jouant « ce qui est écrit » à la perfection.
La composante valeur vient de disparaître. Le nombre d'exécutions dont j'ai besoin pour une symphonie jouée telle qu'elle a été écrite est désormais nul. Je n'en ai plus besoin. Si personne ne faisait une autre exécution d'une performance particulière, personne ne la manquerait.
À cet égard, Godin fait aussi le procès des écoles qui, selon lui, ont d'abord été conçues pour créer de la conformité. Or notre monde a surtout besoin d’individus capables de « régler des problèmes intéressants » et de mener à terme des projets. Ces deux compétences ne s’apprennent néanmoins pas dans un local de pratique, alors qu’elles sont désormais indispensables si on veut attirer l’attention et gagner la confiance de notre public.
Qui va nous choisir?
Pour Seth Godin, la grande question est « qui va vous choisir? ». Qui va choisir les musiciens qui se présentent et sont capables de changer les choses? Certainement pas un comité d’audition dans un orchestre symphonique… Il y a d’autres moyens à notre disposition.
L’important ici est de savoir capter l’attention et l’intérêt des personnes auxquelles on veut s’adresser. Dire aux gens « Voici où je m’en vais, voulez vous venir avec moi? Et non « de quoi avez-vous besoin? ». L’idée proposée par Godin est de susciter l’intérêt et l’engagement dans le changement qu’on essaie d’apporter.
Est-ce donné à tous?
Créer son public est possible, mais ne s’apprend pas nécessairement à l’école de musique, comme on l'a dit. A qui manquerions-nous si nous cessions de jouer ou participer au projet musical que l’on propose? C’est un grand défi, qui nous interpelle tous et toutes sans exception. Selon Godin, c’est à cela que nous sommes conviés au premier chef.
Vous ne vous êtes pas engagé à être le quatrième meilleur violoncelle quand on en a besoin de trois. Vous vous êtes engagé à être la personne avec laquelle on peut entendre, sentir et voir la différence parce que votre présence est importante. Cela compte. Cela change les choses.
Comment gagner cette attention? Comment obtient-on l’engagement du public? Certainement pas en disant aux gens qui ne veulent pas de ce que nous avons à offrir qu’ils ont tort! Pour Godin, l’important est de présenter ce que vous faites. Si un segment du public n’en veut pas, c’est que ce que vous avez à offrir n’est tout simplement pas pour eux, et c’est à vous de le présenter à d’autres, sans abandonner!
Facile…
Certains diront que, dans son approche, Godin fait abstraction d’une réalité importante et inhérente à la vie du professionnel en musique: quel que soit l’époque dans l’histoire, les musiciens se sont rarement limité à une faire qu’une chose, occupé un seul emploi. L’emploi unique à temps plein, et permanent, a toujours été pour la minorité.
Ce n’est pas nouveau.
Par contre, les carrières à volets multiples, en « portfolio », où les musiciens et musiciennes doivent gérer plusieurs « lignes » d’activités, et plusieurs flux de revenus, ont toujours été le lot de la majorité. Et c’est fort bien, chaque activité étant nourrie par l’expérience et les apprentissages réalisés dans la pratique des autres.
De ceci, Godin ne tient pas compte et il escamote ainsi un large pan de la réalité de la vie professionnelle des musiciens. C’est comme si, à défaut de trouver, ou créer, un « job steady », nous étions condamnés à nous réinventer, pour reprendre l’expression à la mode.
Pourtant, on ne peut nier qu'il met le doigt sur un enjeu réel. Tous les gérants, agents de spectacles et diffuseurs le diront : si aujourd’hui un musicien, ou un groupe de musiciens, n’a pas quelque chose d’unique à offrir, que ce soit dans le contenu, dans la forme ou même dans le public qu’il réussi à engager, il a peu de chances d'être retenu.
J'ajouterais ici que certains orchestres ont résolument pris le parti de « faire une différence». Je pense en particulier à l'Orchestre du Festival de Budapest et son chef Ivan Fischer, ou à l'Orchestre Métropolitain avec Yannick Nézet-Séguin. J'y reviendrai dans un autre billet.
De quoi veut-on être responsable
On pourrait conclure en citant Godin à nouveau:
Tout ce que j’essaie de faire, c’est d’accélérer la façon dont vous pensez ici, à savoir: «De quoi voulez-vous être responsable?»
Voulez-vous être responsable de la livraison de l’œuvre d’un compositeur comme le voulait le compositeur, et d’une manière généralement admise par tout le monde sur comment il faut jouer la musique de ce compositeur? Parce que si tel est votre objectif, alors votre talent ne sera exploité que par quelqu'un qui a un pouvoir sur vous. Quelqu'un qui possède l'auditorium, qui possède le podium, qui possède le pouvoir de vous choisir.
C'est une option, mais c’en est une vraiment difficile, et qui devient de plus en plus difficile chaque jour, parce que le nombre de personnes qui veulent être choisies pour faire partie de ce système ne cesse d'augmenter et les avantages qui en découlent ne cessent de diminuer.
La pénurie de musiciens est terminée, mais pas la pénurie de connexions avec le public, bien au contraire. Répondre à cette pénurie est aussi un objectif à poursuivre. Mais sachons que si nous poursuivons cet objectif, les règles du jeu seront bien différentes.
Qu’en pensez-vous?…
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